[TERMINEE] Ildarion Saphronys

Aussi loin qu’il se souvienne, l’horizon dentelé de Namai a toujours peuplé ses souvenirs. De son enfance calme et paisible jusqu’à ses dernières années d’étude, les tourelles brunes tendaient vers le ciel, immuables, comme une cage aux barreaux de sarancolin.

La maison Saphronys n’était pas au rang des plus grandes familles de la capitale, ni des plus anciennes, mais un ambitieux montage de mariages et d’alliances en avait fait l’une des mieux placées sur l’échiquier politique actuel. Un état de fait qui avait transpiré très tôt dans son éducation, même si son rang de naissance faisait de lui un pion de seconde zone. Des considérations qui l’ont très vite lassé et dont il s’est détourné autant que faire se peut ; car le pouvoir n’avait pas sur lui la même emprise que sur ses frères ou ses cousins.

Désintéressé des usages traditionnels martiaux que la noblesse chérissait particulièrement, c’est dans la voie de l’érudition pure qu’il préféra prospérer. Un choix accueilli de manière bienveillante par ses proches, puisque cela le mettait de facto hors des courses politiques qui avaient lieu dans les coulisses de Saseryn. Les révoltes et les coups d’état récents avaient tôt fait d’exciter les divers prétendants au trône qui redoublaient chacun de duperie pour se confronter par l’intermédiaire de lames invisibles, et c’était un combat qu’il esquivait bien volontiers. Ildarion trouvait bien plus de plaisir dans la compréhension du monde tel qu’il était à présent, que dans les jeux de cour et l’avenir incertain que traceraient ces conspirations éternelles.

De toutes les sciences qui s’offrirent à lui, c’est sur la cartographie et l’histoire qu’il jeta son premier dévolu. Il y avait dans les cartes, les frises et les généalogies une certaine constance, presque rassurante face au tumulte environnant.

« L’histoire ne saurait être changée » avait-il d’abord cru naïvement, tandis qu’il tenait pour argent comptant les récits d’antan dont il s’abreuvait avec avidité. Cela, du moins, jusqu’à ce que sa soif de connaissance le pousse à croiser ses sources, et à noter certaines inconsistances. Parfois mineures, parfois non. Très vite, il se rendit compte que le passé était une arme comme une autre pour justifier ses actions, même a posteriori, et que l’on avait tôt fait de trouver une raison noble aux exactions d’autrefois, ou de gommer un forlignage antique afin de légitimer au moment opportun un droit de succession inopiné. Aux mains des mauvais personnes, le passé n’était ni immuable, ni même la vérité : seulement une épopée individuelle ou nationale romancée, remaniée et réécrite par les dirigeants du moment pour servir leurs funestes desseins. Ce constat saugrenu fut l’occasion d’une profonde remise en question.

Ce fut le moment qu’il jugea opportun pour se "reconvertir" : ses talents naturels pour manipuler la magie le menèrent rapidement vers les bancs de l’académie des mages où il passa la majorité de ses années d’étude.

« La magie ne saurait être altérée par les ambitions de mes compères » pensait-il alors tandis que l’éventail des possibilités qui s’ouvraient à lui finit de le convaincre qu’il avait trouvé sa voie. Loin d’être un fardeau dont il se débarrassa aussitôt, ses travaux précédents l’aidèrent à apporter un complément bienvenu dans son étude des arcanes. De tel ou tel grand nom cité dans les livres et la magie dont on rapportait qu’il faisait alors usage, il pouvait évaluer quelles étaient les écoles majoritaires à telle époque et dans telle région, combien d’élèves avaient pu pratiquer les préceptes de leur maître, et si cet héritage avait pu survivre aux nombreux conflits qui avaient secoué le monde. Des informations certes partielles et statistiques mais qui, recoupées entre elles, lui permettaient de réaliser à son échelle personnelle une histoire de la magie qui, pour ce qu’elle valait, lui apporta beaucoup de succès dans l’approfondissement de ses exercices. Sa compréhension de l’histoire des arcanes l’aida dans ses cours sur la théorie de la magie, et sa maîtrise théorique fut elle-même un renfort bienvenu dans la mise en pratique des préceptes de maintes doctrines différentes.

Il finit cependant par avoir de nouveau une impression de gêne. Magie curative, magie primale, magie de transformation… étaient exposées comme des disciplines différentes, mais Ildarion avait le sentiment que ces catégorisations étaient des entraves au bon apprentissage de la discipline magique dans son intégralité. Car si elles ne touchaient pas aux mêmes domaines, ni ne reposaient sur les mêmes fondamentaux, elles demeuraient toutes des facettes d’une même pièce. Et certaines facettes semblaient plus reluisantes que d’autres aux dires de ses professeurs. La magie élémentaire était des plus prisées – et l’une des préférences personnelles d’Ildarion, qui s’était appliqué à en apprendre le plus possible à ce sujet. D’autres magies, en revanche, semblaient honnies de ses pairs, pour des raisons qui lui paraissaient totalement superficielles, en tout cas plus dogmatiques que rationnelles.

C’était notamment le cas de la magie noire. Un nom à fuir comme la peste, et des légions d’exemples d’utilisateurs maléfiques pour étayer l’idée que ces arcanes étaient néfastes par essence. La vérité, c’était que ses pairs, par leurs partis pris quant à la magie et ses différents aspects, en modifiaient de facto l’usage par leurs élèves, à la manière des conspirateurs qui corrigeaient leurs blasons pour redorer leur ascendance. Si Ildarion ne dénigrait nullement le fait que les utilisateurs des arts noirs connus étaient pour la plupart des entités malveillantes, il ne fallait pas pour autant oublier tout le mal qui avait été fait via les autres magies ; et qu’à l’inverse, certains sorciers soigneurs dont l’on avait tenté de taire le nom avaient utilisé la magie de sang pour obtenir des résultats inégalés dans leurs arts curatifs. Quelque chose qu’il avait appris en se procurant des ouvrages spéciaux par des moyens détournés, car ce n’était pas le genre d’histoires que racontaient les mages de l’académie.

L’essence de la magie ne qualifiait en rien sa malignité ; seulement les intentions de son utilisateur. C’était la doctrine impérieuse enrobant les usages qui créait des biais de discernement et établissait un ordre partial là où l’arcane pure ne faisait qu’exister. Il ne s’agissait plus là seulement de la magie noire, mais de toutes celles ayant un jour existé. Il était peut-être de ces magies aujourd’hui perdues qui avaient jadis cours dans le monde, et qui, pour des raisons politiques, idéologiques, ou par le hasard pur, avaient cessé d’être pratiquées du jour au lendemain, sans qu’aucune raison ne le justifiât vraiment. Les explications trop carrées des livres d’histoire cachaient souvent des vérités sous-jacentes beaucoup plus sournoises, et il se sentit comme un devoir de les mettre à jour.

Conscient que son point de vue ne ferait pas l’unanimité même auprès de ses partenaires les plus proches, Ildarion préféra ne pas faire de vagues et terminer ses études au plus vite. Il avait pris sa décision : parcourir le monde afin de trouver les réponses qu’il ne pourrait obtenir ici, à l’abri, derrière ses barreaux d’ocre et de rouille.