Le soleil, à son zénith, brûle les peaux des navigateurs et moussaillons qui s'affairent sur le port de la cité-état de Dunhan. Des bâtiments de toutes tailles mouillent autour des pontons, leur balancements tranquilles faisant craquer leur grande carcasse dans un hymne boisé. Zoom sur un trois-mâts (fin comme un oiseau) dont le nom, gravé et peint en blanc sur la façade nord de la passerelle, est en fait un mauvais jeu de mot de "Hissez-haut". L'Icéo, ce jour-là, est le centre de l'activité portuaire : des corsaires aux dents pourries et aux corps séchés par l'air marin hurlent en tous sens pour essayer d'organiser un minimum le chargement de la cargaison. Un homme les regarde s'affairer depuis la poupe, sa pipe en bouche. Sa barbe broussailleuse et son oeil caché par le bandeau noir lui donnent un air de pirate, mais le symbole cousu sur son tricorne démontre qu'il s'agit d'un corsaire offrant ses services à la couronne d'Abondance. Du reste, sa stature imposante et son oeil perçant découragerait plus d'un imprudent de lui chercher des noises. Il tire sur sa pipe laissant échapper une fumée blanche de sa bouche. Un jeune femme rousse à l'air sérieux apparaît de nulle part et se positionne à sa droite, un sac en toile accroché à son bras. Elle regarde, elle aussi, les va-et-viens.
"Alors, ça y est ? Tu t'es décidée ?" demande le Capitaine de sa grosse voix sans lui adresser un regard.
La jeune femme pince ses lèvres et acquiesce. Le Capitaine crache par-terre et range sa pipe. Puis il se tourne vers la jeune femme. Un dialogue visuel s'installe entre eux. A ce moment, tout s'exprime dans leur regard: le regret du Capitaine, l'émotion et la gratitude de la jeune femme. Elle baisse la tête et finit par craquer: elle se jette dans les bras de l'imposant Capitaine, qui défait son masque de gros dur pour apprécier cette étreinte.
"Merci pour tout." murmure la jeune femme.
Le Capitaine essuie furtivement une larme imprévu, et prend la jeune femme par les épaules.
"N'oublie pas: faire partie de l'équipage, faire partie du navire. Tu seras toujours la bienvenue."
La jeune femme acquiesce, souriante mais troublée de voir le Capitaine exprimer une telle affection. Le Capitaine, satisfait d'avoir fait entendre ses mots, la relâche et se retourne pour surveiller le bon déroulement des opérations sur le ponton. La jeune femme réajuste son sac sur son épaule et lance un dernier regard au dos du barbu, avant de descendre sur le pont. Elle repère les dernières personnes à qui faire ses adieux, et après moultes échanges empreints d'insultes pleines d'affections et de grandes frappes dans le dos pleines d'amitié, elle descend sur le ponton. Elle commence à marcher droit devant, puis se retourne pour regarder la poupe. Elle adresse le salut typique de l'équipage au Capitaine, dont les larmes coules silencieusement de son seul oeil valide. Un sourire sur les lèvres, elle se retourne et marche avec entrain le long du port, évitant habilement de se faire bousculer par les personnes s'affairant autour d'elle. Elle s'engouffre dans la première ruelle de la cité indépendante. Elle monte le long de la route pavée, croisant quelque passants les bras chargés de paniers de poissons ou de légumes. Elle décide de rester dans la même ruelle, puis elle débouche sur une petite place où un marché bruyant a lieu. Elle dépasse trois stands de poissonniers criants et vantant la fraîcheur de leurs produits. Sûre de son chemin, elle tourne dans la rue principale qui donne un petit aperçu de l'imposant édifice où habite le dirigeant de Dunhan. Sans y jeter un oeil, elle s'arrête devant une taverne dont le panneau en bois, suspendu au dessus de l'entrée, indique le passant qu'il s'agit de la fameuse taverne du Goéland Légendaire. La façade de la taverne est en fait très typique des infrastructures traditionnelles de Dunhan: chaux blanche, poutres en bois et pierres apparentes. Les carreaux épais des fenêtres laissent apercevoir une lumière jaune et la porte d'entrée en bois, usée par les passages, invite le passant à payer argent comptant ses consommations. La jeune femme met ses mains en coupe et observe par la fenêtre: le grand comptoir à droit est occupé par des personnes de toutes ethnies et d'âges différents, réclamant l'attention de la serveuse blonde à la poitrine généreuse. Le patron, un gros bourru moustachu, s'occupe de chasser les mains trop entrepreneuses d'un coup de chiffon délavé, qui repose sur son épaule pour pouvoir aider la blonde à servir. A gauche, autour de la cheminée éteinte, plusieurs tables en bois massif sont occupées aussi par quelques poivrots habituels. La jeune femme cesse d'observer par la fenêtre et ouvre la porte de la taverne: l'odeur familière de l'alcool et de soupe de poissons flotte dans l'air. Elle s'arrête au fond de la grande pièce et lance une pièce à la serveuse blonde, qui l'attrape au vol et se retourne en souriant:
"Maol, toujours un plaisir!" Elle attrape un bol et lui sert une bonne portion de soupe fumante, qu'elle fait glisser jusqu'à la rousse qui a réussi à se trouver un coin de comptoir tranquille. Elle lui adresse un signe de tête en remerciement et s'empresse d'avaler la première cuillère.
De longs filets de fumée colorée s'échappent de sa pipe en pois sculptée. Devant elle une chope qui est remplie machinalement par la serveuse quand elle semble vide. Une chaise vide trône face à la jeune femme aux cheveux fauves qui visiblement, s'impatiente.
"J'aurais dû me douter que prendre rendez-vous n'aurait absolument rien changé !", finit-elle par marmonner, sa pipe pincée entre ses lèvres.
Son contact lui avait assuré qu'en plaçant un petit "signe" au bon endroit, elle finirait par trouver ceux qu'elle cherche. Elle aurait dû se douter que ce ne serait pas si simple. Des années à chercher sans trouver ne pouvaient pas se résoudre aussi facilement.
Elle tapote avec frustration sa pipe pour en faire tomber quelques cendres puis son visage se détend finalement. La femme passe une main dans ses cheveux et d'un mouvement du pied, rapproche l'assisse inoccupée pour se vautrer plus facilement. Les deux pieds finalement croisés sur la chaise, vautrée elle-même sur ses reins, elle sort un paquet de carte et les alignent sur la table.
"A défaut, autant essayer de passer une bonne soirée."
Elle fait un énième signe au patron : plus d'alcool et de la nourriture. Elle paie bien de toutes façons. Au même moment la porte s'ouvre - pour la énième fois de la journée - laissant apparaître une jeune femme au teint très pâle. Pourtant, sur elle, des habits semblables à ceux que portent certains marins qui accostent ici. Une humaine, pas très vieille, mais visiblement habituée de l'endroit.
"Maol, toujours un plaisir!", lui lance la serveuse, sourire aux lèvres.
Eve mordille le bout de sa pipe, perplexe. La fille n'est pas très vieille : une jeune aventurière ayant parcouru des kilomètres pour s'échouer ici ? Ce ne serait pas étonnant. Elle n'a questionné pour le moment que les plus vieux, les loups expérimentés qui ont vu du pays. Mais même eux n'ont rien su lui dire sur les membres de La Moe. Peut être que les aventuriers en devenir, toujours plus désireux de se faire un nom, auront-ils tenté de les approcher ?
"Hey la rouquine !", lance t-elle donc dans sa direction, alors que celle-ci entame son déjeuner agitant sa chope un sourire au lèvres.
"Ça te dira de faire une partie ? Je te paie les consos !"
Elle tapote une carte sur la table, l'invitant à la rejoindre.
Maol se retourne vers la femme affalée sur deux chaises. Son oeil est attiré par la tonne de bijoux clinquants, qui lui confèrent une certaine classe. Elle l'étudie rapidement pour essayer de comprendre à qui elle a affaire. La belle femme la relance.
"Ça te dira de faire une partie ? Je te paie les consos !" dit-elle en tapotant une carte devant elle.
Maol finit d'engloutir sa soupe, s'essuie la bouche d'un revers de bras et ramasse son sac en toile. L'inconnue retire ses pieds de la chaise. Tout en ne quittant pas la femme des yeux, Maol s'installe en face d'elle, laissant tomber le sac entre ses jambes.
La jeune fille s'installe enfin, tandis qu'Eve bat tranquillement les cartes, un petit sourire satisfait sur les lèvres. Ce genre de stratagèmes fonctionnent toujours. Puis ça comble la chaise libre et ça, ça plaît à ses tocs.
"Un ambrée pour moi, s'il-te-plait."
Eve ricane doucement et ses yeux se plissent sous son sourire grandissant, révélant des canines un peu proéminentes.
"Deux belles rousses donc, chère demoiselle. fait-elle en agitant sa chope devant la serveuse qui passe.
Celle-ci hoche la tête dans leur direction, signifiant qu'elle arrive bientôt avec la nouvelle commande. Eve, elle, dépose le paquet de cartes face à son invitée, le faisant légèrement glisser sur la table pour le rapprocher un peu plus d'elle.
"Vérifies les si tu veux. Je te propose un basique Black Jack. Je miserais 10 pièces d'or au départ, ne voyons pas trop gros, ça reste pour s'amuser, pas pour se dépouiller. Pour le moment en tout cas."
La serveuse arrive enfin avec des chopes propres, remplies à ras bord du précieux liquide ambré. Eve n'hésite pas un instant et agrippe la sienne et la lève légèrement au dessus de la table.
"Hey vous autres" lance t-elle en direction de l'assemblée de poivrots. On a besoin d'un croupier par ici. Quelqu'un avec les mains propres de préférence.
Elle se retourne de nouveau vers son invitée, en attendant une réponse.
"Maol." répond la jeune femme, qui vérifie que les cartes ne soient pas truquées. Elle repose le paquet sur la table et attrape sa pinte en observant les badauds se rassembler autour de leur table.
Elle avale deux bonnes lampées de bière fraîche, tout en réfléchissant à sa mise. La bougresse a placé la barre haute en voulant la mettre au défi...mais sa fierté se mettant de côté quand il s'agit de toucher à son argent (les oursins dans les poches, ça fait bobo), elle en opte pour une petite.
"Je me lance avec 5 pièces.", dit-elle tout simplement. Elle reporte sa pinte à sa bouche, en attendant que le croupier se manifeste.
"Joli prénom ! Plutôt exotique je dirais. Comme beaucoup de prénoms par ici tu me diras. Tu viens d'où comme ça dis moi ?" susurre t-elle sans se défaire de son sourire.
L'appel lancé quelques instants plutôt n'a visiblement pas été ignoré et rapidement quelques personnes se rapprochent. Eve entreprend alors une inspection rapide des mains de ceux se proposant au rôle de croupier. Pas question de laisser son paquet s'abîmer inutilement. Elle se démène trop pour garder ses affaires dans un état irréprochable pour que n'importe quel ivrogne gâche tout. Son dévolu se jette finalement sur un jeunot, sûrement un travailleur du port. Les mains dures et calleuses mais lavées sans ongles noircit. Il prend visiblement encore soin de lui.
"Je me lance avec 5 pièces.", annonce alors la dénommée Maol.
"Soit, soit. Croupier, faites votre office."
Sans plus attendre le jeu se lance, le jeune homme faisant preuve d'une dextérité insoupçonnée et les badauds d'une grande curiosité pour si peu d'argent parié. Cette constatation arrache un sourire à Eve. Des souvenirs du bon vieux temps qui remontent entre l'odeur de sa pipe, l'alcool et la sueur.
Quelques minutes plus tard et l'intégralité de sa chope gracieusement offerte dans le gosier, Maol ravale difficilement sa fierté en portant sa meilleure mine boudeuse, contrariée par sa défaite cuisante. Elle attrape sa petite bourse et attrape 5 pièces d'or, les pose brutalement sur la table avec la paume de sa main et les fait glisser vers son adversaire vainqueur. Elle prend soin de bien refermer sa bourse et la range au chaud, dans le tissu qui lui sert de maintien-poitrine. Elle se souvient que la belle dame lui avait posé une question avant que la partie de Black Jack ne débute.
"Je viens de Shunkai. Mais je ne sais pas si mon prénom vient de là-bas. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un portant le même que moi."
Sans doute grisée par l'ambiance de la taverne, Maol se surprend à avoir envie de discuter avec son hôte de tablée.
"Vous avez pas trop la tête d'une femme au foyer, sans vouloir vous vexer, Eve. Vous êtes venue chercher un peu d'aventures? Le Goéland Légendaire est assez réputé pour rassembler les guildes en début de missions et les voyageurs en quêtes. C'est aussi le dernier repère des navigateurs avant leur départ en mer."
Elle s'empressa d'ajouter:
"Et y a pas mal de bastons aussi."
Elle sourit en repensant à cette fameuse soirée avant son dernier voyage en mer.
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